Fashion Week, la haute couture indienne défile à Paris

Par Sébastien Farcis, Correspondant à New Delhi, publié le 8 juillet 2021 dans Libération.

 

La créatrice de mode Vaishali Shadangule est la première femme indienne à figurer au calendrier officiel de la semaine de la haute couture parisienne, qui s’achève ce jeudi.

 

La créatrice de mode Vaishali Shadangule défile ce jeudi (à 17 h 30) dans le cadre de la semaine de la haute couture. Un honneur rare : elle est la première femme indienne à obtenir le statut d’invitée — qui lui permettra de revenir présenter ses collections régulièrement — et la deuxième couturière de ce pays à y figurer après Rahul Mishra.

 

L’ascension sociale de cette créatrice de 43 ans, aux origines modestes, est inhabituelle. Originaire de Vidisha, une petite ville du centre de l’Inde, Vaishali Shadangule a été découragée par sa famille de se lancer dans une carrière de couturière, peu rémunératrice en Inde, ce qui l’a contrainte à se tourner vers des études d’informatique. Elle a donc appris la mode sur le tard, prenant des cours de stylisme par correspondance, pour finalement emprunter de l’argent afin d’ouvrir une petite boutique à Bombay.

 

Vaishali Shadangule a puisé son inspiration dans ses racines, en revenant dans sa région d’origine, Chanderi, où elle a découvert la culture des tisserands. « J’ai observé comment ils réalisaient 10 000 nœuds sur un seul métier à tisser, c’était envoûtant, se souvient-elle. Ils n’ont jamais étudié les mathématiques, mais leurs motifs sont parfaitement géométriques. » Depuis, son ambition est d’« offrir un langage à ces tisserands, afin que leur art soit reconnu à sa juste valeur. Les plus grands couturiers étrangers utilisent leur savoir-faire, il est temps que nous nous le réappropriions ».

 

Patrimoine indien

Vaishali Shadangule a acquis assez de confiance ces dernières années pour briser le plafond de verre de la haute couture : elle a suivi un master de mode en Inde, a défilé à cinq reprises à la Fashion Week de New York avec sa marque Vaishali S, et vend désormais ses créations à Londres et Milan. Elle donne une grande place aux tissus et délaisse les broderies qui ont fait la réputation de l’Inde. La collection présentée à Paris, intitulée « Breath » (Respiration), illustre la diversité du patrimoine indien en intégrant de la laine mérinos (race de moutons dont la toison dense et bouclée donne une laine abondante et confortable) tissée dans la région du Maheshwar (centre), du Pashmina de Cachemire (nord), des tissus indigènes du Bengale (Est) et du Khun du Karnataka (Sud).

Pour localiser l’origine de ce dernier tissage méridional, Vaishali Shadangule a erré pendant des jours, de village en village, avant de trouver quatre familles de tisserands employant cette technique : « Ils n’utilisaient plus leurs métiers à tisser, car cela ne leur rapportait pas assez et à cause de leur pauvreté, ils craignaient qu’ils ne puissent jamais marier leurs filles ». Vaishali Shadangule a finalement réussi à les convaincre et a fait tourner cinquante métiers à tisser familiaux ces derniers mois. Au total, Vaishali Shadangule a fait travailler 900 familles de tisserands, qu’elle assure rémunérer « deux fois le prix du marché ».

 

Déclin des tisserands

Mais ce soutien aux tisserands demeure limité, car le déclin de leur art est rapide et inquiétant : en 2019, l’Inde ne comptait que 3,52 millions de tisserands manuels, deux fois moins qu’il y a vingt ans. Une raison évidente à cette baisse : 92,5 % d’entre eux gagnent moins de 10 000 roupies par mois (113 euros). « Nos artisans ne reçoivent pas un salaire décent, et nous travaillons peut-être avec la dernière génération de tisserands indiens », s’alarme Ramesh Menon, en rappelant que 85 % de ceux qui restent ont plus de 45 ans. Ce vétéran du secteur, qui a travaillé dans la haute couture pendant vingt ans, a fondé il y a deux ans Save The Loom, une organisation visant à sauver ce métier traditionnel. « Les grandes marques comme Dior ou Chanel passent par des intermédiaires pour faire tisser ou broder en Inde. Le système est très opaque et les artisans restent sous-payés », assure-t-il. La démarche responsable de couturiers indiens comme Vaishali Shadangule est honorable, reconnait-il, mais « marginale » : « Les créateurs indiens changent tous les ans de style et donc de tisserands. Ce qu’il nous faut, c’est un moyen de leur offrir un revenu stable et décent toute l’année. »

 

Ramesh Menon renverse pour cela le système : il part de l’œuvre originale du tisserand, qu’il appelle « créateur de tissu », lui fournit un salaire minimum de 600 roupies par jour (6,70 euros) et cherche ensuite des débouchés. Save The Loom a ainsi créé une collection pour habiller les avocates indiennes en saris tissés à la main, vendus entre 3 000 et 5 500 roupies (34 et 62 euros), légèrement au-dessus des prix habituels. Pour justifier cette différence, chaque habit porte une étiquette qui raconte la vie de son artiste-tisserand et son origine. « Cela permet d’offrir une identité et du respect à celui qui l’a élaboré », explique Ramesh Menon. C’est à ce prix que l’artisanat peut être sauvé, estime ce fin connaisseur du secteur. Sans cela, ce travail manuel du tissage indien deviendra bientôt un art seulement exposé dans les musées, que les créateurs du luxe ne pourront plus se payer.